En tendresse et relai des témoignages de quelques femmes âgées et fortes que je recueille autour de moi, malgré elles, et en confidences.
Un regard, un constat, une fiction teintée de tout ça. A leurs force et liberté.
Je me pardonnerai moi-même si sur l'échelle de l'élégance je ne suis pas tout-à-fait moi
Je grossis en perdant du poids
Je m'alourdis
De Sale
Et mon visage le voit
Je mets toujours la robe à fleurs
Le vendredi
Jour du poisson
Et le dimanche évidemment
Parce que rien ne change trop quand même
Mais j'aimais bien Justine
Voyez
La petite aide ménagère
Qui me volait quelques colliers
Ses sourires valaient bien mes perles
Le virus Coro machin chose
Bon
J'aimerais vous dire que je m'en fous
Qu'il y a plus grave
Qu'on ne meurt pas
Mais les gens crèvent autour de moi
Depuis avant
Depuis toujours
Amies de mon enfance
Amants de mes Amours
Puis
Puis on va tous mourir un jour
Même si on s'en serait passé
La seule chose
C'est qu'on ne sait pas
Quoi
Quand
J'ai Quatre-vingt deux ans
Monsieur
Moi je suis née avec la guerre
J'ai survécu
Ma soeur aussi
J'ai vu des choses que l'on ignore
Tout
Les colères
Les tromperies
Les accouchements en pleine campagne
La perte des parents trop chers
Les coups sur mes hanches
L'Algérie
Fermer sa grande gueule par principe
Un cancer une péritonite
Tout ça
On a même fait fortune un peu
On a pu monter à Paris
Monsieur
Dans un très bel appartement
Un quartier aux dîners guindés
Monsieur
Je pensais être un peu tranquille
Voyez
J'avais donné beaucoup
De temps
D'important
De futile
Je me taisais en discrétion
Laissez-moi donc me reposer
J'ai gagné ma sérénité
Monsieur
Le Monde s'est figé et puis quoi
Si je l'attrape je crève qu'ils disent
J'en ai vu d'autres
Monsieur
J'en ai vu d'autres
Ma respiration se fait forte
Trop
Forte
Et mon visage s'est émacié
J'ai pris du poids des âges
Et du creux des soucis
Cent ans
Mille ans peut-être
Bouquet de cheveux blanc
Je tousse
J'eructe
Monsieur
Je m'appuie sur les chaises
Je boude un peu ma canne
Mais j'ai vécu la guerre
La vraie
La Vraie
Monsieur
Même si j'étais une môme
Une enfant en Monde insouciant
Et
Voyez
La joie est encore là
Visible au coin des yeux
Pour autant
Monsieur
L'Insomnie a laissé place aux épuisements sur tout l'autour
Si
Des cernes se sont montrés plus creux
Plus creux et bleus que d'habitude
Je ne me connais pas
Je ne me connais plus
Mais debout à six heures pour bien donner le change
Je me fais le café plus noir que la saison
Que la Mort ne croit pas qu'elle a ici sa chance
Oui mon mari est mort en cadavre plus beau
Hier
Il y a vingt ans
Je ne me souviens plus
On l'avait habillé en grand
En cérémonie de mariage
Presque
Les enfants sont partis et ont fait des enfants
Ils se préoccupent peu
Ils sont vieillis eux-mêmes
Disséminés partout
Stressés
On a pas vaincu le chemin
Je préfère les laisser là-bas
Je fais mine que je ne sais pas
Utiliser ses "Machines-là"
Internet et le blablabla
Monsieur
N'y croyez-pas
Qu'importe
Si je vieillis encore
La ride qui me creuse est due au Monde qui s'affole
Je ferai semblant de ne pas savoir
Comment envoyer des photos sur leur téléphone miniature
Il leur mange presque toute leur vie
Et leur autonomie
Et moi je me refuse
J'ai du papier
Monsieur
Et un bon téléphone
Avec un fil au mur
Parce que c'est plus tangible
Qui s'en soucie
Ma voix s'éraille et je manque d'air
Paraît qu'il ne faut plus trop se promener
La voisine elle s'est faite enlever
Par un cousin très éloigné
Pour
Quoi
Pour selon lui la protéger
Mais
Mais je m'en fous
Monsieur
Même de souffrir
Monsieur
Si je chope ce truc au dehors
Qu'importe
Si je vieillis encore dans un lit d'hôpital
Moi je m'en fous vous m'entendez
Il faudra bien un point final
Et je me suis bien préparée
Mon tricot est repassé net
Et mes prières bien récitées
Qu'importe
Et puis
Je me pardonnerai moi-même si sur l'échelle de l'élégance je ne suis pas tout-à-fait moi
Personne ne me verra
Je partirai en robe à fleurs
Monsieur
C'est décidé
Je vis avec des chats pas avec un miroir
Et j'évite mon reflet dans la vitre le soir
Je lave toujours mes dents
Enfin celles qu'il me reste
En fixant bien l'évier
Le mur est éreinté
Mais pas mon propre dos que je fais bien marcher
Je suis jeunesse
Encore
Vous ne comprenez rien
Le sablier d'ennui n'est pas prêt à être écoulé
Monsieur
Personne ne le retournera
Un livre sera compagnon de mon quotidien sans pression
La télé en fond
La loupe en attelle
Et la couverture pour couvrir mes pieds aux chevilles vraiment
Vraiment trop enflées
Et les photos
Jaunies
Trop peu nettes de mes yeux
En marques-pages peut-être
Dites
Si mon visage s'arrête de respirer
Vous allez me sauver
Monsieur
Dites
Au moins un peu
Prenez ma robe à fleurs
Et puis mon gilet blanc
Avec le col Claudine
Il est très élégant
Monsieur
Que Dieu me retrouve bien endimanchée
Dans ma boîte en bois noir
Le cèdre est démodé
Car même la Messe est interdite
Et je m'emmerde
Monsieur
J'ai Quatre-vingt deux ans et je ne comprends pas
Je suis née à la guerre
La vraie
Moi
Monsieur
Pitié pitié juste
Laissez-moi
Monsieur
Je vous salue
La Terre
Mais prenez soin de tout
Vous saurez voir
Plus tard
Comme il faut profiter
Monsieur
On ne peut bien partir que si on a aimé
On ne peut bien partir que si l'on a rêvé
On ne peut bien partir que si l'on est aimé
Et j'ai fait mon boulot
Monsieur
Qu'on me foute la paix à présent
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